Libération : du militantisme à l’excentricité gouvernée par la publicité

 

Jean-Paul Sartre distribue dans la rue son premier journal, intitulé La cause du peuple, en quelque sorte, l'ancêtre de ce qu'aurait dû être Libération
Jean-Paul Sartre distribue dans la rue son premier journal, intitulé La cause du peuple. Crédits Photos: Wikipédia

Depuis sa création en 1973, le journal Libération voit défiler les directions largement contestées par ses plus anciens journalistes, ayant participé aux prémices d’un journal au départ très critique envers le tissu médiatique français. Après l’annonce de la suppression des 93 postes au sein de la rédaction, retour sur les bouleversements qui ont remis en cause la formule clé d’un quotidien dont la devise se voulait pourtant, à ses débuts, fondée sur « l’indépendance à tout prix ».

En septembre dernier,  Libération annonçait la suppression de 93 postes sur les 250 salariés du journal. Après la recapitalisation du journal cet été, certains ont levé les voiles, privilégiant la clause de cession. Mais ces départs volontaires, n’auront pas conduit ses dirigeants à adoucir la politique de développement tant décriée chez Libération. Aujourd’hui, plus d’un tiers de la rédaction est sous la sellette. Mais la crise qui plane sur le quotidien Libération ne date pas d’hier.

Déjà, en février 2014, Libération faisait parler de lui après la démission de l’ancien directeur contesté du quotidien, Nicolas Demorand, estimant qu’il fallait établir un « affrontement très clair entre la rédaction et une partie de l’actionnariat ». Quelques jours plus tôt, les actionnaires faisait part d’un texte aux salariés qui annonçait la transformation du journal en « réseau social, créateur de contenus, monétisable sur une large palette de supports multimédias ». Edouard De Rothschild défendait l’argument selon lequel Libération « ne devait son salut qu’à l’agrégation de subventions de la puissance publique et l’apport de ses actionnaires». Il voulait créer, avec l’aide de Philippe Starck, « un espace culturel de conférences ». Un journal qui devient une marque : les salariés montent au créneau dans une tribune intitulée « Nous sommes un journal ». « Un journal n’est pas une entreprise » s’exclamaient alors les salariés du quotidien français. Si les dirigeants du quotidien ont finis par s’inscrire dans la marge des intérêts économique de la presse dominante, il fut un temps où le quotidien affichait un tout autre visage, à l’image de l’un de ses grands fondateurs, Jean-Paul Sartre.

Les premiers « jours noirs » d’un quotidien en crise

Le paradoxe dans cette situation de crise réside dans le fait que, dès le départ, le quotidien prône « l’égalité entre tout le personnel » avec une devise rédactionnelle qui repose essentiellement sur « l’indépendance à tout prix ».
L’esprit du militant prolétaire de Libération, s’est essoufflé  après plus de quarante ans d’existence. Un quotidien, fondé à l’origine par des militants venus de divers horizons et des journalistes qui décidèrent en 1973, de se battre pour que le peuple ait son propre journal. Ils créent ensemble « un journal ouvert, qui permettra dans le domaine de l’information, la démocratie directe ». « Libération n’est pas un journal fait par des journalistes pour des gens mais un journal fait par les gens, avec les journalistes (…) Libération donnera la parole au peuple, et citera seulement les phrases de puissants », tels étaient les principales volontés de l’un de ses grands fondateurs et écrivain français, Jean-Paul Sartre.

Dans les années qui suivirent Mai 1968, la question de la lutte armée était envisagée par la gauche prolétarienne. Sartre y préféra les armes de la critique, rejoignant en cela la tendance du mouvement maoïste. C’est aussi ce qu’avaient en tête Maurice Clavel et René Huleu, lorsqu’ils lancent en 1971, l’Agence de Presse Libération, l’ancêtre du quotidien. Entre temps, Sartre avait pris place à la direction de La Cause du peuple, l’organe de la gauche prolétarienne. Le projet de transformer l’APL en quotidien se concrétise et Libération voit le jour le 3 février 1973.

À l’origine, le quotidien est ainsi créé pour dénoncer « l’hypocrisie de l’objectivité des maîtres de l’information », qui n’est pas sans rappeler l’actuel Monde Diplomatique dirigé par Serge Halimi. Le journal de gauche, s’engage alors dans une lutte face aux deux visages du pouvoir médiatique : D’un côté, « le capitalisme de la presse », et de l’autre, « la tutelle politique qui asservit le paysage audiovisuel ». Quant au financement, il devra reposer sur « les souscriptions populaires ».

Vingt ans après la mort de Sartre, Libération publie le numéro spécial qui lui avait été consacré en 1980, mais cette fois-ci le numéro original est orné d’une publicité. Très vite, le quotidien évolue vers une gauche sociale-démocrate, surtout à la fin des années 1970.  Sartre démissionne de son poste en 1974 et pour cause, un désaccord avec l’un de ses codirigeants, Serge July qui prend sa place à la tête de la rédaction.

July veut désormais en finir avec « l’amateurisme », et l’idée selon laquelle « Libération serait écrit par des gens avec des journalistes ».
Dans le même temps, les rédacteurs s’éloignent peu à peu des luttes sociales et changent leur fusil d’épaule. Ils misent désormais sur l’image d’un narcissisme branché. « Le gauchisme et la contre-culture ont cessé d’être des forces créatives » dévoile Serge July en 1978. « Il faut être résolument moderne » déclare-t-il quelque temps avant de procéder à un licenciement collectif.

Une décision contestée par Philippe Gavi, co-fondateur du journal qui dénonce « un enterrement des valeurs qui ont porté le projet de Libération ». Le losange rouge fondera à présent, la nouvelle identité du quotidien. Autre nouveauté du journal, la place accordée à une nouvelle chronique économique, celle de Pierre Rosanvallon. Libération devient un journal parmi les autres, envoûté par la publicité et les stratégies de développement. L’excentricité culturelle devient la ligne directive du journal. Laurent Joffrin, actuel directeur de la rédaction, déclarait à l’époque que « moderniser Libération » consistait à établir « une entreprise gérée normalement ».

Très vite, le climat se dégrade en interne, le quotidien connaît aussi de graves problèmes financiers. La parution est suspendue le 21 février 1981, tandis que des plans de licenciements sont lancés. « Libé » connaîtra alors les premiers « jours noirs d’un quotidien » en crise (ndlr. la tribune du samedi 8 février titrait « les jours noirs d’un quotidien » publiée après l’annonce du projet des actionnaires).

Quelques mois plus tard, Jean-Marcel Bouguereau est nommé directeur de rédaction, une décision qui ne fait pas l’unanimité chez les salariés. Ils reprochent à l’équipe de direction qui entoure Serge July d’avoir « trahi les principes fondateurs de Libé ».

La formule du journal évolue, mais pas dans le sens qu’ils l’auraient souhaité : les premières pages de publicité apparaissent et traduisent un tournant pour le quotidien national.

Avec l’intrusion de la  publicité, « il ne s’agit plus seulement de vendre un journal à ses lecteurs, mais de revendre les lecteurs aux annonceurs » déplore Pierre Rimbert dans un ouvrage intitulé « De Sartre à Libération », publié en 2005. Le quotidien à l’instar de n’importe quelle société de communication, établit désormais un profil type du lecteur de Libération, décrit comme un « jeune, actif, qualifié, instruit, citadin, aisé dans un foyer aisé, qui lorsqu’il s’équipe, achète ou utilise, privilégie les loisirs ». D’après le baromètre de Sofres, 54% des lecteurs de Libération possèderaient ainsi un « appareil photo à objectif interchangeable ».

« La fin d’une époque où écrire avait un sens »

 En 2005, alors que le journal a besoin d’un nouveau financement, l’arrivée d’Edouard de Rothschild dans le capital fait des émules au sein de la rédaction. Le journal perd de plus en plus d’argent. Serge July, inquiet, se résoudra à quitter le journal avec le directeur général Louis Dreyffus. Ce départ était une condition pour que l’actionnaire accepte de recapitaliser le quotidien.

Bernard Lallement, premier administrateur-gérant de Libération, voit dans cet investissement « la fin d’une époque où écrire avait un sens ». Il fait part de ses inquiétudes dans une tribune du journal Le Monde dans lequel il cite une phrase de Sartre, « l’argent n’a pas d’idées ». Rothschild réplique aussitôt en affirmant que « Libération a besoin d’aides et de supports moraux, intellectuels et financiers. Libération n’a pas besoin de requiem. »

 Chute des ventes et nouvelle grogne des salariés

Suite au changement de direction, plusieurs journalistes souhaitent quitter le journal. Florence Aubenas, Antoine De Baecque, Jean Hatzfeld, et Dominique Simonnot annoncent « être en désaccord avec ce qui se passe au journal » et demandent bénéficier d’une clause de cession, leur permettant de quitter l’entreprise tout en bénéficiant des avantages du licenciement économique.

L’ancien directeur du Nouvel Observateur, Laurent Joffrin, s’engage à assurer la succession de Serge July, estimant que « la disparition de Libération ferait taire une voix importante dans la société française ». Il voit dans la direction du journal un « enjeu politique et social ».
En novembre 2011, il est remplacé par Nicolas Demorand. Celui-ci décide de supprimer les déclinaisons locales du quotidien et devient très vite le mal aimé de la rédaction.
Le climat se détériore très vite en interne, à l’instar des ventes du quotidien en chute libre. Libération se contente alors de la moitié de ses ventes en 2013, dépassant à peine les 25 000 exemplaires écoulés quotidiennement. La crise de confiance se laisse sentir au sein de la rédaction qui ne supporte plus ses dirigeants. En décembre dernier, Demorand déclarait au journal Le Monde qu’ « être aimé n’est pas un métier », suite à la motion de défiance qu’il venait de recueillir à 89.9% des suffrages, demandant le départ de la direction en place. Bruno Ledoux qui détient désormais la moitié du capital du journal, nommera Pierre Fraidenraich à la tête de la rédaction. Un article brûlant écrit par les journalistes paraît aussitôt dressant un portrait peu flatteur de leur dernier patron.

Auteur

Horizons Médiatiques

Le monde raconté par les étudiant·es du Master Nouvelles Pratiques Journalistiques de l'Université Lumière Lyon 2.