Censure turque : 68 000 sites bloqués

Selon le Hürriyet Daily News, 68 000 sites Internet sont bloqués en Turquie à ce jour, dont le site de Charlie Hebdo ou encore celui d’une association athéiste, Ateizm Derneği. 

Censurer pour mieux régner

En janvier dernier, le journal de gauche Bir Gün (« Un jour ») a diffusé sur son compte Twitter des documents qui prouveraient que, en janvier dernier, le gouvernement islamo-conservateur de Recep Tayyip Erdoğan aurait soutenu des groupes islamistes affiliés à Al-Qaeda. Selon leurs sources, des convois turcs escortés par des véhicules des services secrets turcs (MIT) et officiellement à destination des populations turkmènes de Syrie, contenaient en réalité des armes destinées à combattre le régime de Bachar Al-Assad. Le tribunal d’Ardana a demandé la suppression de ces contenus, qui porteraient atteinte à la sécurité nationale. Twitter, Google Plus et Facebook ont obtempéré, mais Bir Gün a continué à poster de nouveaux messages. Le journal indépendant a toutefois dû publier en une un rectificatif. Ce dernier était accompagné d’une phrase en plus petit qui disait en substance « on a été obligé de publier ce rectificatif, mais nous pensons toujours la même chose » !

La une de Bir Gün critiquait hier le Ministre de l’éducation qui a jugé que l’histoire de Robin des bois montrait le mauvais exemple aux enfants tandis que Sherlock Holmes n’était pas très sérieux a fumé le joint toute la journée. Bir Gün a dénoncé ses propos par l’humour, invitant les lecteurs à « voler pour donner aux fils du Président plutôt que pour donner aux pauvres », en référence à l’affaire de corruption dans lequel était également impliqué le fils du Président, Bilal Erdoğan.

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Dans un autre registre, le site de l’association athée Ateizm Derneği a été bloqué mercredi dernier, car les activités de l’association ont été jugées de « nature à troubler l’ordre public. » Cette association, créée un an auparavant afin de défendre les personnes en danger en raison de leur athéisme, a répondu que cette censure représentait une « interdiction antidémocratique et illégale qui porte un coup à la réputation de notre pays dans le monde. » Sur le site désormais en rade, un texte en anglais explique le point de vue des membres de l’association sur la situation, notamment en ce qui concerne la différence de traitement entre les croyants et les athées.

Il y a un double discours en Turquie. Si un athée insulte un musulman il est puni; si un musulman insulte un athée il est applaudi.

Dans le Code Pénal turc, l’article 126 stipule l’application de peines de prison pour blasphème. Le pianiste et compositeur Fazıl Say a été condamné à 10 mois de prison avec sursis en 2013 pour un tweet dans lequel il déclarait être athée et se moquait d’un imam. L’AKP (Parti de la justice et du développement), actuellement au pouvoir en Turquie, contrôle les réseaux sociaux d’une main de fer. Miss Turquie 2006, risque elle aussi la prison pour avoir posté sur son compte Instagram un poème qui se moquait de l’actuel Président turc. « The Master’s poem » avait à l’origine été publié dans le journal satirique Uykusuz.

Un contrôle qui a ses limites

Un scandale de corruption, révélé en mars 2014 par des extrait de conversations enregistrés et mis en ligne, avait forcé M. Erdoğan à procéder à un remaniement ministériel.  Le 20 mars 2014, Ankara décidait de bloquer Twitter pour des raisons de « sécurité ». Le 27 mars, le site de vidéos en ligne YouTube était à son tour bloqué. Mais ces mesures n’empêchèrent en rien les internautes d’avoir accès à ces sites, qui auront même plus de succès à partir de leur interdiction. Les tweets auraient augmentés de 138% à cette période, selon l’agence We are social. Ces contournements ont été permis par des réseaux privés virtuels (VPN) ou encore des moteurs de recherche anonymes, comme Tor. Twitter a proposé à ses utilisateurs une alternative : le tweet par SMS.

— Policy (@policy) 20 Mars 2014

Le blocage de Twitter n’aura duré que 8 jours, mais il représente un symbole fort et un bras d’honneur à la communauté internationale qui reprochait alors au Premier ministre de bafouer la liberté d’expression. Selon la chercheuse Elisabetta Costa, le pouvoir cherche depuis la révolution de Gezi à « diaboliser les réseaux sociaux », en les montrant sous un jour négatif, avilissant pour la femme et en rupture totale avec les valeurs traditionnelles de l’islam.

Lors de la révélation de ce scandale politique, M. Erdoğan a procédé à des purges au sommet, persuadé que  des partisans du prédicateur musulman Fethullah Gülen étaient infiltrés dans son entourage, dans les rangs de la police et de la justice. Gülen, expatrié au États-Unis depuis 1999, à la tête de la confrérie qui porte son nom, est un ancien allié de l’actuel chef de la Turquie. Ils sont aujourd’hui en guerre ouverte. Pour faire taire les Gülenistes, l’AKP utilise les mêmes moyens que pour empêcher les révoltes populaires : censure, contrôle, blocage. En définitive, cette méthode entraîne un sentiment de rejet du parti conservateur, qui commence à perdre de l’influence. Le journal Zaman, détenu par la confrérie Gülen, est le plus vendu en Turquie, avec 1 million de lecteurs quotidiens. Cümhuriyet, Le journal proche du CHP (parti nationaliste, opposé à l’AKP) tourne autour des 60 000 lecteurs par jour, tandis que Bir Gün se vend à 25 000 exemplaires.

Récemment, un chanteur de pop, Atilla Taş, s’est amusé sur Twitter à se moquer du Premier ministre turc, Ahmet Davoğlu. Arrêté par la police, il n’a pas pour autant mis de côté son impertinence : il a choisi de sortir un livre compilant ses meilleurs tweets !  La censure n’a pas encore gagné en Turquie, semble-t-il.

Pour la journée de la femme, la mouvance anarchiste Anarşist Kadınlar lance sur Twitter le hashtag qui signifie” #Es tu prête à lutter contre le patriarcat ?”

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Symbole d’une lutte féministe — mais surtout universelle — qui résonne avec d’autant plus de force après le drame de la jeune étudiante Özgecan Aslan, assassinée puis brûlée par le chauffeur du bus qui la ramenait chez elle le mois dernier.

Auteur

Horizons Médiatiques

Le monde raconté par les étudiant·es du Master Nouvelles Pratiques Journalistiques de l'Université Lumière Lyon 2.