La carotte des journalistes

Le mois de février est terminé et avec lui s’est envolée la possibilité de candidater pour plusieurs prix journalistiques au Québec. Ici, comme dans le reste des contrées canadiennes, les candidats doivent se manifester au creux de l’hiver. Le concours annuel du Prix Michener s’est clos le 20 février. La Fondation pour le journalisme canadien (FJC) n’accepte plus les candidatures pour son nouveau Prix d’innovation depuis le 17 février. Ainsi quand tout est gris, morne et froid ; quand tous les journalistes se désolent de devoir braver la tempête pour faire de (bons) reportages, les prix journalistiques apparaissent comme la lumière au bout du tunnel. Quoi de mieux qu’une récompense pour encourager l’excellence ? La perspective d’obtenir une reconnaissance pour son travail, accompagnée de la volonté de bien faire ce travail, demeure le meilleur carburant. Concrètement, qu’apportent les prix journalistiques ? Que et qui récompense-t-on lors d’une remise de prix ?

Appel de candidature par la FJC Prix d'innovation et autres

La valeur du travail

De prime abord, il semble évident que les prix journalistiques saluent le travail et la qualité de celui-ci. La question de savoir ce qu’est un bon travail journalistique demeure. Dans une chronique parue dans le quotidien La Presse canadienne le 14 janvier 2015, le journaliste Patrick Lagacé écrivait :

« Notre job de journaliste, dans son idéal absolu, devrait être d’emmerder les riches et les puissants. Pas de chanter leurs louanges : pour ça, ils ont des arrangeurs de réalité aux ressources immenses. Et je vous le dis, dans le grand ordre des choses, les arrangeurs de réalité sont en train de gagner la game. Nous, les emmerdeurs, on tire de l’arrière.

Donc, quand des entreprises que tu dois couvrir dans ton job de journaliste sont prêtes à te payer des milliers de dollars pour prononcer une conférence ou animer un groupe de discussion, c’est sûrement parce que tu peux aligner quelques phrases dans un français correct tout en faisant des blagues et en distribuant tes miettes de sagesse. Bien sûr…

Mais tu devrais aussi comprendre qu’aux yeux de ces entreprises, tu es bien inoffensif. Tu ne les fais pas suer. Et si tu ne les fais pas suer, tu ne fais pas ton job de journaliste. »

Ainsi, selon Patrick Lagacé, la qualité principale d’un journaliste serait sa capacité à être critique dans son point de vue comme dans son propos. Mais l’excellence rime-t-elle toujours avec la virulence ? Littéralement, l’excellence désigne le degré éminent de la perfection, ce qui correspond, presque parfaitement, à la représentation idéale de sa nature, de sa fonction ou qui manifeste une très nette supériorité dans tel ou tel domaine. Les prix journalistiques ont donc pour vocation de pousser vers le meilleur. Et c’est peut-être là le secret du bon travail.

Les hautes sphères du journalisme

En entretenant le mythe d’un bon journalisme fait d’enquête, de voyage et/ou d’exclusivité, les prix journalistiques encouragent à aller plus loin ; c’est-à-dire au-delà de ce qui s’offre aux yeux. Un journaliste ne doit pas se contenter de ce qu’on lui donne, il doit chercher, fouiller, vérifier. C’est le fondement de sa fonction.

Publier seulement les informations dont l’origine est connue ou les accompagner, si c’est nécessaire, des réserves qui s’imposent ; ne pas supprimer les informations essentielles et ne pas altérer les textes et les documents (Charte de Munich signée par la Fédération européenne des journalistes le 24 novembre 1971)

Toutefois, en récompensant seulement les journalistes qui prennent des risques, le risque de décrédibiliser l’ensemble du monde journalistique est grand. Les prix tendent à segmenter un travail qui se compose de multiples facettes. Ceux qu’on appelle les grands reporters méritent-ils plus une récompense que les informateurs de proximité ? La notion de risque entre-t-elle dans l’évaluation du travail journalistique ?

Le prix de l’information

Tout porte à croire que le risque ajoute de la valeur au travail. Pour l’information, le journaliste doit chercher jusqu’à trouver ; et les prix journalistiques encouragent ces initiatives. Ils n’encouragent pas à prendre des risques, mais à effectuer un travail de profondeur, à dépasser les barrières qui se dressent devant l’information. Or parfois, il n’est pas aisé ni sûr de faire tomber ces barrières. L’assassinat de plusieurs journalistes en Syrie en est la triste preuve.

Face à cette question d’excellence, le débat sur la prise de risque des journalistes demeure donc. A ce propos, dans un article paru le 1er octobre 2014 dans le quotidien québécois Le Devoir, Alain Saulnier, ancien directeur de l’information à la chaîne Radio-Canada et membre du CERIUM (Centre d’Études et de Recherche Internationales de l’université de Montréal) se posait la question : « Ne pas couvrir, est-ce souhaitable ? La vérité [] c’est que pour un certain temps, dans les régions comme la Syrie, la désinformation l’emportera. Les photos, vidéos et reportages provenant de ces zones seront de plus en plus difficiles à valider []. Les réseaux sociaux les relaieront, souvent sans filtre. Il est certain que dans ces circonstances, le public recevra ces informations avec plus de scepticisme que jamais. On pourra alors dire que la terreur et la désinformation ont gagné la première bataille. Mais à plus long terme, il faudra bien témoigner de la vérité. »

Ainsi, le but ultime du journaliste devrait être l’établissement de la vérité qui lui permettra d’informer avec assurance et respect pour l’auditoire. En récompensant l’excellence, ce gros mot vide et grand, les prix journalistiques laissent libre à chacun d’effectuer son travail comme bon lui semble. Si l’information est à la clé, si la vérité s’impose, alors l’effort fourni par le journaliste pourra être jugé. Il ne s’agit pas de tirer son épingle du jeu ; mais de faire son travail. Et si la carotte demeure inaccessible, l’âne aura toujours l’herbe pour continuer d’avancer.

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Le monde raconté par les étudiant·es du Master Nouvelles Pratiques Journalistiques de l'Université Lumière Lyon 2.