L’ombre de la dictature sur les médias argentins

Les années sombres de la dictature (1976-1983) viennent hanter les principaux groupes de presse argentins. En mars dernier, le ministère de la Justice a fait part de son intention d’ouvrir une enquête pour éclaircir les soupçons sur une présumée appropriation de l’usine Papel Prensa, produisant le papier nécessaire à l’impression des journaux, par les leaders de la presse quotidienne argentine durant la période dictatoriale.

Un procureur argentin avait donc demandé la poursuite devant les tribunaux des directeurs des groupes Clarín et La Nación, les deux quotidiens principaux argentins. Le juge Julián Ercolini s’était empressé de rejeter la plainte faute de motifs suffisants.

image : taringa.net
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La bataille juridique se poursuit, plus de 30 ans après les faits, car le procureur Leonel Gómez Barbella a fait appel de la décision de M. Ercolini.

Ce ping-pong devant les tribunaux n’est pas surprenant. A quelques mois des élections présidentielles, les principaux dirigeants politiques et économiques s’écharpent autour des thèmes qui reviennent sans-cesse en période électorale : la dictature et la crise.

L’Argentine continue sur la voie de la réconciliation nationale. Il reste encore du chemin à parcourir. Mais, désormais, en plus de ce travail de mémoire et de pardon au sujet de la période dictatoriale, la classe dirigeante doit faire face à la colère du peuple vis-à-vis de la grave crise financière de 2008 qui a plongé le pays dans le chaos monétaire .

Et trouver des coupables paraît plus aisé que panser les blessures d’un peuple qui ne croit plus en ses hauts-fonctionnaires.

Les journaux que les Argentins ouvrent chaque matin entre le café et les media lunas (le petit déjeuner typique) est-il le pur produit de l’enrichissement durant la dictature ? Un juge devra maintenant déterminer si oui ou non une instruction sera ouverte, auquel cas les dirigeants des poids lourds de la presse argentine seront cités à comparaitre.

Le cas de Papel Prensa mérite que l’on s’y intéresse de plus près.

image : noticiastucuman.com.ar
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Au centre des soupçons : Héctor Magnetto et Ernestina Herrera de Noble qui dirigent le journal Clarín, et Bartolome Luis Mitre, à la tête de La Nación, les deux quotidiens de référence en Argentine. L’entreprise de production de papier en question, Papel Prensa, située dans la province de Buenos Aires, se vante sur son site internet d’être leader en la matière en Argentine et de fournir plus de 130 journaux nationaux. Les actions de la firme sont détenues par Clarín (49 %), La Nación (22 %) et l’État argentin (27,46 %).

L’usine Papel Prensa avait été fondée par le l’homme de la finance David Graiver. Décédé dans un trouble accident d’avion au Méxique en 1976, la firme était passée aux mains de sa femme, Lidia Papaleo, et de Rafael Ianover. Ils sont aujourd’hui sur le banc des plaignants dans le procès.

Ils ont été tous deux séquestrés par des agents de la dictature et avaient dénoncé devant les tribunaux les tortures subies. Ils ont notamment reporté avoir été contraints de céder, sous la torture, les titres de Papel Prensa à une société mixte formée par l’Etat argentin et 3 quotidiens : Clarín, La Nación, et La Razón (aujourd’hui détenu par Clarín). Les faits se sont déroulés sous la dictature militaire du général Videla (1976-1981) qui avait couvert les tortures. Décédé en prison en 2013, le dictateur avait été condamné à la prison à vie.

Les actionnaires des deux mastodontes de la presse ont immédiatement réagi dans un communiqué en dénonçant une « stratégie » de la part du gouvernement qui « vise à distraire l’attention du public des affaires judiciaires qui ébranlent le pouvoir », faisant référence à l’affaire Nisman, procureur retrouvé mystérieusement mort quatre jours après avoir accusé la présidente argentine, Cristina Kirchner, d’entrave à la justice.

La relation entre les médias et le gouvernement est très tendue. En 2009, Mme Kirchner les accusait de tenter de manipuler les affaires d’Etat. Les journaux, eux, dénonçaient une atteinte à la liberté de la presse.

« Les relations du couple Kirchner avec la presse ont toujours été orageuses. Mais elles ont longtemps été excellentes avec le groupe Clarín, jusqu’à ce que le quotidien commence à publier des enquêtes sur la corruption dans l’entourage des Kirchner » expliquait en 2010, Patrick Bèle, journaliste au Figaro, .

Depuis la mort d’Alberto Nisman, le 18 janvier, l’Argentine vit au rythme des rebondissements de l’affaire qui vire au scandale politique. Les médias critiquent vivement le gouvernement Kirchner qui avait porté plainte dès 2010 contre eux. 

Une loi sur les médias audiovisuels approuvée par le Congrès argentin avait forcé le journal Clarín à se découper en plusieurs unités commerciales indépendantes, décision pour laquelle la Cour Suprême avait donné son aval. Le gouvernement de Kirchner, considérant que le groupe de presse ne respecte pas cette loi, a porté l’affaire devant les tribunaux.

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Horizons Médiatiques

Le monde raconté par les étudiant·es du Master Nouvelles Pratiques Journalistiques de l'Université Lumière Lyon 2.