Concentration médiatique, quand publicité et journalisme se confondent

« Quand la réalité rejoint la fiction ». Il existe une multitude de petites phrases comme celle-ci, toutes prêtes à l’emploi, dont beaucoup de journalistes sont friands. C’est « punchy ». Elles suscitent l’interrogation. Effet de style garanti. Mais cette fois, cela ne passe pas au Québec. Illustration des conséquences de la concentration des médias sur le traitement de l’information.

Le 27 février dernier, le Journal de Montréal titre sur son site web : « La réalité rejoint la fiction pour une ado en fugue ». Les unes des éditions papier de Montréal et de Québec sont consacrées au même sujet : « Fugueuse comme à la télé ». Une jeune fille de 16 ans est portée disparue à Laval dans la banlieue nord de Montréal. Depuis 2015, l’adolescente a fugué à plusieurs reprises du Centre Jeunesse de Laval qui travaille à la réinsertion des jeunes en difficulté. Sa mère sait qu’elle avait un billet à destination de Toronto pour rejoindre son copain. Le problème, c’est qu’elle soupçonne ce copain d’être un proxénète qui exploite sa fille.

Le phénomène est un véritable problème de société au Québec. En 2013 déjà, un rapport du Service du renseignement criminel du Québec désignait Montréal comme la plaque tournante du proxénétisme au Canada. Les autorités expliquent le mode opératoire des proxénètes pour recruter de très jeunes femmes, parfois âgées de seulement 14 ans. Ils entrent d’abord en contact avec des victimes particulièrement vulnérables par l’intermédiaire de connaissances ou sur les réseaux sociaux. Ils comblent leurs carences affectives allant jusqu’à entretenir une relation amoureuse avec elles. Le « petit-ami » manipule psychologiquement la jeune fille. Puis le piège se referme. De fausses promesses, des menaces, des actes de violence, des séquestrations et le « petit-ami » devient le proxénète.

Pourquoi « la réalité rejoint la fiction » ?

Dans un communiqué le 13 décembre dernier, la chaîne TVA annonçait avec joie sa « nouvelle série événement Fugueuse, une idée originale de Québecor Contenu. » Elle raconte l’histoire de Fanny et la ressemblance avec la fugueuse de Laval est à s’y méprendre :

“Fanny, 16 ans, est une adolescente comme les autres. […] Un beau jour, elle croise Natacha, qui lui présente Damien. Plus âgé que Fanny, Damien est un chanteur qui semble très bien gagner sa vie; l’argent n’est jamais un problème pour lui et il gâte Fanny. Cette dernière ne tarde pas à tomber amoureuse de lui puis est introduite à un univers qui lui était jusque-là inconnu : celui des bars de danseuses et de la prostitution. Manipulée et prise au piège, Fanny s’enfonce et fugue à répétition…”

Effectivement la série est bel et bien un évènement, TVA n’a pas raté son coup. Avec plus de 1,5 millions de spectateurs par semaine en moyenne, elle se place au deuxième rang du classement des émissions les plus regardées, derrière un autre programme de la même chaîne. Les producteurs ne veulent pas s’arrêter là et entretiennent ce succès, quitte à jouer les équilibristes sur la fine corde de la déontologie. Le 8ème épisode, marquant un tournant dans le récit, est diffusé le 26 février. Le lendemain, le Journal de Montréal raconte l’histoire de cette jeune fille de Laval qui s’est volatilisée le week-end précédent. Le timing est parfait, n’est-ce pas saisissant ?

Un empire où les intérêts se confondent

Et si vous apprenez que Québecor Contenu (qui a eu « l’idée originale » de la série dixit le communiqué), TVA et Le Journal de Montréal font parties d’un seul et même groupe ? Québecor média possède, entre autres, Vidéotron, l’une des principales compagnies de télécommunication du Canada, le groupe TVA et ses diverses chaînes de télévision ou encore de nombreux journaux dont Le Journal de Montréal et le Journal de Québec. Bref, Québecor est un vrai modèle de concentration à l’américaine, comme on en voit pousser de plus en plus en France.

Le groupe n’a pas hésité à multiplier les publicités à peine déguisées, parfois d’un goût douteux, à commencer par cette « réalité rejoignant la fiction ». Effet de style de surcroît erroné. Les cas de jeunes filles prisonnières des griffes de proxénètes représentant un problème de société bien connu au Québec depuis plusieurs années, Québecor n’a rien inventé. C’est bien le groupe qui s’est emparé du sujet pour son « idée originale » de série événement, non pas un fait divers anecdotique qui ressemble miraculeusement à la fiction. Les médias de Québecor se sont pourtant bien gardés de titrer « la fiction rejoint la réalité » au moment d’annoncer la diffusion du show.

Profiter d’un fait divers pour promouvoir la série, l’occasion est idéale : le journal ne manque pas de rappeler qu’il est possible de voir en exclusivité les derniers épisodes de Fugueuse en s’abonnant au Club illico, quelques pages après l’article sur la fugueuse de Laval. Cela fonctionne également dans l’autre sens : un fait divers qui ressemble à la série du moment dont tout le monde parle, cela attire le lecteur. Il est toujours bon de profiter du succès de la série pour vendre du papier.

Le leader médiatique mène la danse, le reste de la meute suit

Plusieurs médias ont dénoncé ces calculs commerciaux. Sur son blogue hébergé par le site du Journal Metro, Stéphane Morneau parle de maladresse de la part de TVA. Il souligne les multiples instrumentalisations de l’information comme celle de l’émission d’enquête JE, profitant de la déferlante Fugueuse pour assurer son autopromotion.

Autre malaise, lorsque les journalistes de la chaîne d’information LCN, toujours dans le même groupe TVA, interrogent l’actrice principale de la série. Ludivine Reding est félicitée puis amenée à commenter le succès formidable de la série. Puis, l’entrevue passe subitement des louanges et de la possibilité d’une prochaine saison à la question « qu’est-ce que ça te fait de voir le cas de cette jeune fille de 16 ans de Laval qui encore une fois est partie de chez elle ? », le tout avec le bandeau rappelant de foncer sur le Club illico pour aller voir les derniers épisodes.

Dans sa chronique pour La Presse, grand concurrent de Québecor, Mario Girard ne s’étonne même plus des pratiques de ce qu’il appelle « l’Empire » :

“Cela fait maintenant partie des habitudes de l’Empire. L’une des entités de Québecor a un produit à promouvoir ou à vendre et utilise une autre entité pour le faire. Avec le temps, on s’est habitués à cela. On s’est tellement habitués que la plupart des médias québécois ont adopté cette méthode pourvu-que-ça-demeure-de-l’information-pertinente-pour-le-public.”

En effet, mis à part pour des chroniqueurs sporadiques, l’amalgame entre fiction et réalité choque peu. Certains médias concurrents mordent même à l’hameçon en suivant le mastodonte à la trace. La radio la plus écoutée de Montréal, le 98,5fm, n’a pas tardé à évoquer l’histoire de la jeune adolescente de Laval sur son site, en reprenant les idées et le même angle que Québecor : « Une fugueuse qui vit la réalité de la série ».

Opération réussie pour l’Empire. Sa campagne d’autopromotion est un succès, d’autres médias l’ont même suivie. Un avenir parsemé de records d’audience se profile pour ses chaînes de télévision. Avec une telle notoriété, l’Empire pourrait lutter et assurer la prévention contre le proxénétisme. Dans le communiqué, il est bien annoncé qu’un guide pratique sera publié en mars pour prévenir et réagir face à ce phénomène de société, mais la communication est bien moindre. Les priorités sont claires. La lutte contre le trafic d’êtres humains dans la réalité peut bien attendre, elle n’attire pas autant de téléspectateurs que la fiction.

-Valentin Danré

Auteur

Horizons Médiatiques

Le monde raconté par les étudiant·es du Master Nouvelles Pratiques Journalistiques de l'Université Lumière Lyon 2.