Erwan Ruty, la longue marche des banlieues dans les médias

Erwan Ruty, un porte-parole des quartiers qui fait bouger les lignes. Ancien directeur du Médialab 93 à Pantin, il a créé un incubateur pour les médias et les cultures urbaines, offrant aux talents émergents un tremplin inédit. Aujourd’hui, il poursuit son combat pour dynamiser les quartiers et faire entendre leurs voix, en particulier dans les médias. 

Quand on l’interroge sur une potentielle hostilité des jeunes de banlieues envers les médias, Erwan Ruty répond que non seulement elle existe, mais qu’elle est aussi réciproque. Le fossé entre ces deux entités se creuse de plus en plus avec la montée d’un univers médiatique contrôlé par des millionnaires d’extrême-droite et un milieu journalistique où règne toujours l’entre-soi.

« Quand, dans des médias historiquement de droite, il y a un discours qui représente constamment la jeunesse des quartiers comme délinquante, islamiste, etc. Cette hostilité existe. Elle est fondée en particulier sur les méconnaissances.  Les journalistes ne connaissent pas ces territoires-là. Donc, ils ont des préjugés. », commente-t-il. 

Il cite le film La Haine, sorti en 1995. Un film désormais considéré comme classique qui raconte les rapports entre jeunes des quartiers défavorisés par les politiques publiques et la police. À l’époque, déjà, les échanges sont conflictuels. « On voyait les journalistes qui passaient avec leur caméra et qui se faisaient insulter par les jeunes qui étaient en train de se faire filmer. », note Ruty. « Cette hostilité a toujours existé », ajoute le journaliste. Pour s’éloigner progressivement de cette aversion mutuelle, il faudrait peut-être organiser des ateliers dans les écoles, les établissements scolaires, les collèges, etc. « L’important, c’est que les journalistes donnent envie aux jeunes des quartiers de faire ce métier-là. Ils pourraient même avoir des quotas d’heures à faire, obligatoirement, pour aller tourner dans des quartiers et faire des ateliers de journalisme », pense-t-il. Une initiative qui introduirait le métier aux jeunes issus des quartiers populaires, pour leur donner une autre image du journalisme.

Mais aussi et surtout, Ruty estime qu’il y a un travail de fond à effectuer au sein même des rédactions. Et ce, pour déconstruire les stéréotypes que les journalistes se font de la banlieue, et briser le plafond de verre du métier pour donner l’accès à d’autres voix, à d’autres regards.

Confronter les regards 

Lorsque Erwan Ruty vient à parler du traitement médiatique des banlieues, il pousse un rire amère en constatant le grand nombre de problèmes dans ce secteur. Pour lui, le problème majeur vient du recrutement fait par les médias qui s’enferment dans un seul et même schéma de pensée. Les manières de réfléchir différemment sont mises de côté, car elles restent minoritaires et non représentatives. «  Si tu es issu de ce quartier, tu vas avoir un point de vue biaisé, lié à ton expérience, et qui va influencer ce que tu voudras dire sur ces thématiques-là. Or, tous les points de vue sont personnels. », explique-t-il. Pour Ruty, il est important qu’une rédaction cumule ces deux points essentiels : la distanciation et la confrontation de points de vue. «  C’est la confrontation de points de vue qui fait la richesse du métier et qui fait la substance du métier. », s’exclame l’ancien directeur de Médialab 93.

Par le passé, Erwan Ruty avait déjà remarqué des rédactions de certains journaux qui traitent des banlieues en leur donnant une place importante. Le journal Le Parisien comptait 120 journalistes dans les banlieues françaises et le quotidien Le Monde, quant à lui, disposait d’un journaliste spécialisé dans les banlieues pendant de longues années pour traiter de la vie dans ces quartiers. Or, comme l’évoque Ruty lors de la conférence Vingt ans après Clichy-sous-Bois : le traitement des quartiers populaires a-t-il changé ? aux Assises du journalisme à Tours ce mardi 11 mars, les banlieues ont disparu de l’imaginaire collectif et les médias grand public ne veulent plus de ce sujet. « Si vous voulez parler des banlieues, vous allez vous faire bolosser », exprime-t-il avec agacement.

Des solutions existent pour que les personnes issues des banlieues soient représentées de manière plus avérée. Selon Ruty, la meilleure initiative serait de créer un annuaire avec des milliers de contacts issus des quartiers que tous les médias pourraient utiliser, notamment lorsqu’ils traitent de leurs territoires. Des projets similaires ont déjà vu le jour, mais ils n’ont jamais eu le succès escompté par le journaliste. 

Écrire pour exister : donner une voix aux quartiers oubliés

Après plus de 25 ans d’engagement sur le terrain, Erwan Ruty a ressenti le besoin de poser des mots sur une réalité trop souvent déformée ou simplifiée par les regards extérieurs. Ce besoin a donné naissance à son livre, un essai qui retrace l’histoire des banlieues françaises depuis les années 70 jusqu’à aujourd’hui. 

« Au bout d’un moment, je me suis dit que je finissais par avoir un regard relativement large sur ces questions-là. J’ai écouté, j’ai tendu le micro pendant plus de dix ans. Mais il fallait faire le taf. Donc, j’ai fait le taf. » 

Pour lui, il ne s’agit pas simplement d’un récit personnel, mais d’un travail collectif, nourri par les témoignages des habitants, des militants, des journalistes et des acteurs de terrain. À travers ce livre, il veut redonner une place aux quartiers populaires dans l’histoire contemporaine, une place qui leur a trop fréquemment été refusée. 

« Il y a 6 millions de personnes dans les QPV. Pourtant, depuis les années 90, personne n’avait pris la peine d’écrire leur histoire sur le temps long. C’est dingue. » 

Ce livre est une réponse à un vide. Un vide médiatique, un vide politique, un vide mémoriel. Erwan Ruty a vu ces territoires évoluer, il en a raconté les luttes et les espoirs à travers les médias qu’il a créés. Mais il lui semblait essentiel d’aller plus loin : « Nous voulons être, nous, jeunes issus des quartiers, les seuls auteurs de notre propre narration, de notre propre récit, de notre vie. » 

Au-delà de son travail d’écriture, Erwan Ruty continue d’agir, convaincu que la transmission et la mémoire sont les clefs pour reconstruire une relation de confiance entre les quartiers et la société. Raconter son histoire, c’est aussi donner aux nouvelles générations les outils pour écrire la leur.

Clément Collot, Tetiana Demydenko et Prodige Mabanza

Horizons Médiatiques

Le monde raconté par les étudiant·es du Master Nouvelles Pratiques Journalistiques de l'Université Lumière Lyon 2.