Trente-huit ans de carrière et de faits divers. Aux Assises du Journalisme de Tours, Patricia Tourancheau, journaliste, auteure et réalisatrice, intervient sur les nouveaux formats autour du fait divers. Les séries, les livres ou encore les podcasts ont tendance à romancer les faits divers et à questionner les règles déontologiques. C’est le constat de la passeuse et conteuse d’histoires. Son prochain recueil, Rubrique faits divers, regroupant ses articles de Libération, sortira vendredi 14 mars.
Lorsque l’on traite du fait divers, comment parvenir à s’adapter aux différents formats (podcast, documentaire, série, livre) ?
Quand j’étais Libération, j’avais déjà fait des documentaires et lorsque j’ai vu l’arrivée de Netflix, des plateformes, de toutes ces chaînes de la TNT, je me suis un peu engouffrée dans le truc. J’aime bien une histoire qu’on a travaillé, qu’on a enquêté. On a tous les témoins, les victimes qui veulent bien nous parler. C’est une aubaine, je trouve, de pouvoir la décliner sur tous ces supports. C’est un style, une écriture et une moralité différente. Il y a peut-être même des objectifs différents pour toucher justement des publics différents et l’amener à consommer l’information de façon différente. Par exemple certaines séries télévisées sont avant tout documentaires, comme Le Grêlé. Mais il y a aussi une part de fiction très encadrée dans la mise en scène de ce psychiatre, parce qu’on le met dans un bureau comme s’il faisait sa dernière expertise psychiatrique. Je refuse de faire des reconstitutions de crimes de sang, par contre je fais des évocations. Par exemple, la famille Grégory était harcelée par un corbeau anonyme avant l’assassinat du petit et on a choisi d’utiliser des vrais corbeaux dressés qui mettent une ambiance dans cette série. Parce qu’à un moment donné on fait image aussi et il faut pouvoir mettre les spectateurs dans l’ambiance.
Quelle est la différence dans la manière d’adapter le fait divers entre fiction et réalité ?
Il faut choisir un angle. Moi je vais sur des affaires très connues et je pense que peu importe si on connaît bien la fin ou pas, il y a toujours un moyen d’embarquer les gens. Il faut trouver un angle. On a traité par exemple l’affaire Guy Georges vue à travers le regard de femmes. C’est une manière de venger les victimes aussi parce que l’on va prendre des femmes puissantes. On va prendre la commissaire de police qui l’a traqué, une mère de victime qui se mêle de l’enquête Guy Georges, une avocate de partie civile qui l’a fait craquer au procès. C’est une manière de dire que le héros n’est pas Guy Georges, ce n’est pas quelque chose à la gloire du tueur même si on va parler un peu de son enfance. Les héroïnes, ce sont ces femmes-là, qui l’ont combattu ou même défendu. Sur les nouveaux supports comme les séries, il faut trouver un angle qui ne soit pas putassier et essayer d’élever le niveau.
“Tout ça a été introduit par Netflix : il faut rendre les choses jolies”
Comment expliquer l’esthétisation de certains personnages dans les séries télévisées qui traitent du fait divers ?
Il y a des auteurs qui font n’importe quoi avec la réalité et qui se permettent de transformer les personnages alors qu’on sait qui est cette personne dans la réalité. Ils bouchent les trous de l’énigme avec des choses un peu étranges, et moi je trouve que c’est dangereux. Tout ça a été introduit par Netflix : il faut rendre les choses jolies. En revanche, il faut faire attention si c’est en documentaire ou en fiction. On ne peut pas mélanger les deux car ce n’est pas la même chose. Romantiser un documentaire le décrédibilise. En fiction, on aura un cinéaste derrière, et moi en tant que scénariste et garante de l’histoire “réelle”, je ne veux pas que l’on prenne des canons de beauté pour incarner d’odieux personnages, parce que c’est basé sur des faits réels. Dans la manière de filmer, je ne veux pas, non plus, montrer leurs abdominaux même si dans la réalité ils en avaient. Et en ce qui concerne le choix des faits divers à traiter, je suis intuitive. Je choisis les choses qui me paraissent être de bonnes histoires, que l’on n’a pas encore assez creusées, parce qu’elles ont un côté humain ou parce qu’il y a une énigme.
Dans quelle mesure le droit à l’oubli est-il pris en compte lorsque le portrait dépeint dans une série ou un documentaire dépasse la réalité ?
La famille peut attaquer pour atteinte à l’intimité ou à la vie privée. Le droit à l’oubli est compliqué, parce qu’il y a des règles déontologiques et pas seulement éthiques. Quelqu’un qui a été condamné longtemps, comme Guy Georges, n’a pas le droit à l’oubli. En revanche, il y a aussi des gens qui m’attaquent pour atteinte à la présomption d’innocence si le procès n’est pas encore passé, ou pour diffamation si un média va raconter n’importe quoi ou présenter la personne sous un mauvais jour. À titre personnel, j’ai eu beaucoup de procès sur le dos. J’en ai gagné énormément mais j’en ai aussi perdu d’autres et c’est mon journal qui payait. Mon livre sur l’affaire du Petit Grégory a été attaqué pour atteinte à la vie privée par Bernard Laroche, qui est mort maintenant. J’ai dû prouver que j’étais de bonne foi, que j’avais bien réalisé mon enquête. J’ai fini par gagner au bout de six ans de procès. Néanmoins j’ai dû ressortir mon livre en édition de poche.
Aurore Boscher et Olivia Dumonceau
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